CHAPITRE VIII
Blaine Carnji détestait être réveillé en pleine nuit, et pas seulement parce qu’il était allergique aux mauvaises nouvelles. Il estimait dormir suffisamment peu pour avoir droit à l’intégralité de son repos circadien.
Ce fut Loan qui le réveilla, comme toujours (il n’entendait plus le com depuis longtemps), en lui tendant d’une main l’appareil et, de l’autre, un verre d’eau, sans un mot. Blaine commença par vider le verre : à défaut de lui nettoyer l’humeur, cela lui éclaircissait la voix.
— Qui est-ce ?
— Elle dit être Céli, mais je ne crois pas.
Blaine s’accorda une seconde de plus pour émerger et bascula la ligne.
— Carnji, s’annonça-t-il.
— Elyia Nahm. Excusez-moi de vous déranger, mais nous avons un petit problème avec Thrimp.
— Thrimp ? (Carnji était béat). Le Premier Ministre ?
— Le futur ex-Premier Ministre, c’est exact. Il a tenté de décérébrer Céli et j’ai dû intervenir. Bon, Céli s’en sortira, j’ai coupé le neurolyseur à temps… elle devrait juste être un peu brouillon pendant quelques heures. Par contre, il y a eu de la casse avec les cafards.
— Les quoi ?
Blaine était assis dans le lit, droit et incrédule.
— Les hommes de Thrimp, ils ne voulaient pas débrancher leur sale truc. J’ai dû me fâcher. Bref, je crois que l’un d’eux a la colonne en deux morceaux et les autres ne sont pas fiers non plus.
— Les autres ? Qu’est-ce que vous entendez par « pas fiers », Mademoiselle Nahm ?
Non content d’être ébahi, Blaine commençait à éprouver une notable inquiétude. Loan était aussi stupéfaite que lui, mais elle jubilait.
— L’un a un genou et une cheville pétés et l’autre un coude et un poignet. De plus, il a fallu que je les assomme pour qu’ils arrêtent de gémir. Je vous serais d’ailleurs reconnaissante d’envoyer quelqu’un les récupérer, ils m’embarrassent plus qu’autre chose…
— Vous êtes où ?
— Chez Céli, les flics sont dans la cour, derrière les poubelles. Pendant que vous y êtes, je crois qu’il va falloir nous déménager… Je doute que Thrimp s’arrête à ce coup foireux. Ou plutôt non : déménagez votre assistante et donnez-moi l’adresse du ministre, je vais lui rendre une petite visite.
Blaine respira deux fois, à fond. Il n’avait pas exactement le sentiment de se réveiller au milieu d’une petite tornade.
— Un instant, Mademoiselle Nahm, je… j’imagine que vous n’êtes pas du genre passive, néanmoins la situation est plus compliquée que vous ne pensez. Thrimp n’est pas un enfant de chœur, mais ce n’est pas un salaud non plus : il croit fondamentalement que Céli est dangereuse et, d’une certaine façon, il a raison. Ne bougez pas, je me fais prendre par une ambulance et je vous rejoins. Ensuite, j’essaierai de vous expliquer…
— J’attends vos explications avec impatience, Carnji, mais ne vous illusionnez pas sur ce que je pense de la fin et des moyens. J’ai une idée trop précise de ce que vous avez à me dire pour me laisser endormir.
Le voyant de fin de communication s’alluma immédiatement après le dernier mot de l’agent d’Ender. Blaine appela le quartier général du Cabinet d’Urgence et reposa le com sur la table de chevet.
— On dirait que Thrimp est tombé sur un os, remarqua Loan. C’est ce que tu espérais, n’est-ce pas ?
En s’habillant, Blaine se demanda ce qu’il espérait vraiment, mais il ne trouva pas.
— Je me méfie d’Ender autant que de l’armée, du gouvernement et du Polytan, répondit-il finalement. En tout cas, je doute qu’Elyia Nahm poursuivre l’objectif annoncé par son patron.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Je n’ai jamais cru à la sincérité de Saryll, je n’ai pas davantage de raison de penser que Nahm fasse ce que nous attendons d’elle. Pourquoi diable se préoccuperait-elle de Céli, sinon ?
— C’est plutôt sympathique, non ?
Blaine soupira.
— Quelqu’un qui démolit trois agents spéciaux et envisage d’expliquer sa façon de penser à leur commanditaire ne peut pas s’attirer que de la sympathie.
— Dis-lui toujours qu’elle a la mienne.
Il y avait des moments où Loan adorait être irresponsable. Dans ces moments, Blaine se sentait particulièrement intolérant et misogyne (il était persuadé que ce trait de caractère était exclusivement féminin). Il descendit attendre l’ambulance dans le salon.
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C’était moins moche qu’il ne l’avait craint, mais beaucoup plus impressionnant. Les trois gorilles qu’Elyia avait corrigés mesuraient de une à deux têtes de plus qu’elle et leurs carrures ne laissaient aucune place au doute : ce n’était pas des intellectuels. Le médecin et les deux infirmiers militaires que le Cabinet lui avait délégués regardèrent l’agent d’Ender avec beaucoup de respect.
Céli, elle, était toujours inconsciente. Sur l’ordre de Carnji, le médecin ne s’occupa que d’elle, les hommes de Thrimp étant laissés aux soins des infirmiers, qui se contentèrent de les charger dans l’agrave et de revenir prendre leurs ordres.
— Ça ira, diagnostiqua très vite le médecin, elle aura surtout besoin de repos.
— Tant mieux, approuva Carnji. (Il se tourna vers les ambulanciers :) Conduisez-moi les autres dans une officine militaire, au secret absolu, et remettez-les sur pied. Faut-il hospitaliser Céli, Docteur ?
Le médecin fit la moue.
— Ce n’est pas indispensable, dit-il, mais il faudra l’examiner et la suivre pendant quelques jours.
— Merci.
Quand le médecin fut parti et que l’agrave eut abandonné la rue, Carnji rejoignit Elyia dans le salon. Elle avait rempli deux verres d’un marc ambré et lui en tendit un.
— Ce n’est pas très bon, mais c’est tout ce que j’ai trouvé. Je vous écoute.
Pas de répit, Carnji haussa les épaules.
— Je ne suis pas sûr qu’il soit prudent de rester ici, se décida-t-il. Thrimp attend probablement un rapport de ses hommes et il n’abandonnera pas.
— Que craignez-vous le plus ? D’être abattu par mégarde ou d’être mouillé ?
Le Chef du Cabinet d’Urgence sourit et s’assit posément dans un fauteuil. Il n’avait pas espéré un entretien facile.
— Thrimp est venu me voir, ce soir, annonça-t-il. Il m’a demandé la tête de Céli, à mots couverts, et accordé un jour pour la mettre à la porte du Cabinet. Je ne pensais pas qu’il agirait avant la fin du délai. Il a dû se produire quelque chose…
— Eslem, Kansig, Sland et La Noèse sont de retour à Vellar. Ce type d’événement vous semble-t-il justifier une action précipitée ?
Blaine ne s’attendait pas à ça, il réagit instantanément en composant son numéro personnel sur le com.
— Tu dormais ?
— Je t’attends, répondit Loan.
— Je ne rentrerai pas. Réveille Sirk et envoie-le-moi avec son agrave. Je dois cacher Céli.
— J’y ai pensé… Je crois que l’appartement de trop fera l’affaire.
Parce que Elyia Nahm l’observait, Blaine réussit à conserver sa contenance.
— Réfléchis donc, insista Loan, il est idéalement placé et n’apparaît nulle part. De plus, il est mieux gardé qu’une forteresse et…
— D’accord. Réveille Sirk.
Blaine coupa la communication et soupira. L’agent d’Ender attendait patiemment qu’il reprenne la parole.
— Nous habitons une maison immense, expliqua-t-il, dont le deuxième étage est inoccupé depuis des années. Ma femme pense que Céli y sera en sécurité, à l’insu et sous la surveillance de mes services et de ceux du gouvernement. Je dois pouvoir courir ce risque. (Il plissa les yeux.) Comment savez-vous que…
— Donnez-moi mes explications, ensuite je vous dirai ce que je sais.
Dans le ton d’Elyia, il n’y avait pas une once de patience, mais il n’était ni critique, ni soupçonneux. Elle avait besoin d’informations et elle les exigeait. Simplement, Blaine ne pouvait pas les fournir dans leur intégralité, pas plus qu’il n’était capable de mentir. Or l’omission était un jouet à plusieurs tranchants qu’Ender maniait beaucoup mieux que lui. Il opta pour la franchise déontologique.
— Sur certains détails, je suis en désaccord avec votre employeur, Mademoiselle Nahm. Notre objectif est le même, mais nous différons sur la méthode et sur les moyens humains. Je ne vous révélerai donc pas tout ce que je sais.
— Je comprends, le sidéra la jeune femme. J’ai l’habitude de remplir les trous. Allez-y.
Blaine commença par répéter ce que Céli avait divulgué au restaurant et Elyia l’arrêta plusieurs fois en le lui précisant, puis il se lança effectivement.
— Le Cabinet d’Urgence, le gouvernement et Ender œuvrent tous trois pour ramener Cinq-Tanat à une situation normale, à partir de données complètement erratiques. L’ennui est que nous n’avons pas la même définition de la normalité. Thrimp souhaite revenir à l’état précédant l’apparition de la Félonie, votre employeur travaille pour inclure les Félons, débarrassés de la Félonie, dans la reconstruction de notre société et le Cabinet estime que la Félonie est une force politique positive qui doit participer à notre démocratie. En face, il y a ceux que j’appellerai le groupe Polytan, dont l’objectif est d’effondrer la démocratie, et les Ultras, qu’ils soient militaires, terroristes ou les instruments de diverses factions.
« Des bruits courent qu’une de ces factions serait lémaine, mais j’ai personnellement la conviction que ces Lémains sont un paravent pratique. J’ai aussi la conviction que quelqu’un manipule un groupe terroriste pour discréditer les Félons et, comme vous l’avez entendu, le Cabinet organise lui-même quelques dysfonctionnements afin de précipiter les événements.
— L’astroport ?
— Parasite, donc Félon tendance Polytan, mais quelqu’un en a rajouté et j’ignore qui. Je sais seulement que le Premier Ministre soupçonne Céli et qu’il se trompe. Céli… Céli rechigne à devenir le leader d’un parti qui naîtrait des Enclaves, pour des raisons d’ordre personnel, mais…
Elyia leva une main pour interrompre Carnji et se donner une seconde de réflexion.
— J’y suis, exulta-t-elle. D’un côté, elle sera crédible parce que ayant été votre assistante, de l’autre parce que sa sœur aura été abattue… C’est pour ça qu’elle renâcle. C’est vous qui avez eu l’idée de cette saloperie, Carnji ?
Blaine s’expulsa violemment du fauteuil, se retint des deux mains crispées sur les accoudoirs et retomba sur son assise originelle.
— Mademoiselle Nahm ! tempêta-t-il. Je ne tolère pas que vous… de vous… Bon sang ! Pensez-vous franchement que Céli continuerait à… si…
— C’est elle, n’est-ce pas ? Elle a fini par accepter l’élimination de Noêsis comme une fatalité et s’est inventé une mission pour la réparer. Je vais répondre à votre question initiale : cette nuit, j’ai rencontré Kansig, Eslem et La Noèse et celle-ci m’a demandé de protéger sa sœur… à moi, dont tout Cinq-Tanat sait que je suis là pour la tuer, elle. Il y a plus curieux : aucun d’eux ne m’a donné l’impression de me craindre, ni d’ailleurs de craindre quoi que ce soit. Ils se sont comportés comme s’ils savaient que je ne flingue par sur ordonnance. Ça, voyez-vous, c’est une information que seul possède Saryll.
« À propos de Saryll, je vais vous mettre à l’aise tout de suite : j’ignore ce qu’il trafique et cela ne m’intéresse pas. Quand il m’expédie quelque part, c’est pour résoudre un problème, mais je le fais à ma façon. Il le sait et cela nous convient à l’un et à l’autre. Maintenant, j’aimerais savoir pourquoi la présence à Vellar du groupe Polytan vous indispose tant.
D’abord, Blaine étudia les propositions concernant Ender. Elyia Nahm avait dit que tuer n’était pas son métier, il ne demandait qu’à le croire. Par contre, qu’elle soit ou non indépendante d’Ender – ce dont il doutait – n’améliorait pas la confiance qu’il pouvait lui faire.
— En premier lieu, je n’aime pas les voir si près du pouvoir central, répondit-il, surtout que, jusque là Vellar ne connaissait qu’une agitation modérée, qui seyait parfaitement à nos projets de récupération idéologique. En second lieu, Thrimp en a très peur et il va remuer ciel et terre pour les éliminer, ce qui provoquera des troubles tendant vers l’émeute.
— Pourquoi a-t-il peur ? Je veux dire : pourquoi au point de faire n’importe quoi ?
Blaine sourit et sa voix se fit ironique :
— Avez-vous entendu parler du Tan, Mademoiselle Nahm ?
Elle approuva de la tête.
— Eh bien, notre Premier Ministre y croit !
Elle hocha une seconde fois la tête, d’une manière plus concentrée.
— Pas vous ?
— Soyons sérieux ! Le charisme d’Eslem et le génie informatique de Sland suffisent amplement à ma tâche, je ne vais pas en plus me pencher sur leurs pseudo dons de prescience !
L’agent d’Ender secoua une nouvelle et dernière fois la tête, le mouvement marquait un scepticisme que Blaine n’apprécia pas. Heureusement, l’arrivée de Sirk mit un terme à la discussion.
Toutefois, en lui passant devant pour se rendre à la chambre de Céli, Elyia Nahm le regarda étrangement. Puis quand elle revint avec la jeune fille sur les épaules, elle lui jeta juste une phrase, et il sentit qu’elle le testait.
— La prescience, je ne sais pas, Carnji, mais j’ai connu des télépathes et vous ne pouvez pas savoir le mal que peut faire un télépathe dans une alcôve pleine de secrets…
Si, Carnji savait.